Le mariage des parents de Shams ne surprit pas grand monde, étant donné que les deux familles des nouveaux époux étaient amies depuis bien longtemps, avant même que leurs parents ne quittent l'Iran pour les États-Unis. Son père, dentiste, et sa mère, qui tenait avec ses parents une librairie, s'installèrent rapidement dans une banlieue résidentielle et eurent bientôt deux enfants : Sorush et Shams. Leur vie s'enfonça vite dans la routine, du genre de celle dans laquelle vivent tant de familles, rythmée par les départs au travail et à l'école, les repas, les devoirs des enfants...


Dix ans durant, leur vie passa sans accrocs : les parents, bien que de nature assez réservée, s'intégrèrent à la communauté. Un nouveau garçon, Mansoor, était né entre temps, et faisait leur bonheur tout autant que son frère et sa soeur, doux et attentifs à l'école comme à la maison, toujours prêts à écouter les histoires de leur grand-père sur un pays qu'ils n'avaient jamais connu, ou à tracer soigneusement les caractères de l'alphabet arabe sous l'égide de leur grand-mère. Bien que musulmans, personne dans la famille exceptés les grands-parents ne pratiquait sérieusement la religion, même si les fêtes étaient un bon moyen de rassembler les nombreux oncles, cousins et neveux éparpillés dans le pays.

«Le bonheur est si court ici... rejoint Insomnia, et plus jamais tu n'auras à t'inquiéter du lendemain»

Dix années passées trop vite, coupées court et réduites en poussière en même temps que les tours jumelles que le père de Shams prétendait parfois voir au loin. L'atmosphère de la banlieue, autrefois accueillante, devint oppressante voire franchement hostile. Les remarques et les chuchotements commencèrent. On glissa des lettres de menaces dans leur boîte aux lettres. La librairie fut vandalisée à deux reprises, et en mars, la famille déménagea. Sorush avait neuf ans, Shams six et Mansoor trois, et les deux premiers souffrirent d'être brusquement rejetés et déracinés de leur environnement.

Ses parents prirent un appartement en centre-ville, à quelques pâtés de maisons de leurs lieux de travail et de l'école à laquelle furent inscrits les enfants, qui heureusement s'y intégrèrent sans problèmes malgré le fait qu'ils aient débarqué en cours d'année, et la vie continua malgré tout. Mais quelque chose s'était brisé. Désormais, il arrivait qu'on hèle sa famille dans la rue, qu'on les insulte sans raison. Certes, il y avait toujours eu des gens pour se plaindre de manière peu discrète des immigrés, mais ça atteignait désormais un niveau jamais vu auparavant. Et, même si leurs parents firent de leur mieux pour cacher leur détresse et pensèrent avoir protégé leurs enfants de la tension ambiante avec succès, Sorush et Shams ne tardèrent pas à comprendre ce qui se passait.

« Ici personne ne veux de toi, mais Insomnia t’accueillera à bras ouverts. Viens à moi, laisse moi t’apporter la paix »

Les choses se calmèrent un peu avec le temps, mais ne revinrent jamais totalement à la normale, même plus de dix ans après. Les enfants se firent de nouveaux amis, grandirent, continuèrent de faire le bonheur de leurs parents, et semblèrent ne pas avoir été affectés durablement par ce qu’ils avaient vécu. Malheureusement, c’était faux, et chacun d’entre eux chercha un moyen de faire face.

Sorush se lança dans des études de droit, et se jeta à corps perdu dans le travail pour oublier l’ambiance de suspicion et les regards en coin. Mansoor, en pleine crise d'adolescence, décida de se rebeller contre toute la société. Et Shams, qui paraissait pourtant n'avoir aucun problème tant au lycée qu'avec ses amis, était celle qui souffrait le plus. Chaque remarque, qu'elle soit lancée sans réfléchir ou préméditée, qu'elle la concerne en particulier ou juste le groupe dans lequel elle se trouvait, qu'elle soit dirigée contre sa race, son âge ou son genre, Shams la prenait personnellement. Et, commentaire après commentaire, insulte après insulte, elle finit par se convaincre que ce pays dans lequel elle était née, et ses parents avant elle, ne voulait pas d'elle.

Sale arabe. Sale jeune. Dégage. Rentre chez toi.

«Accepte Insomnia, elle sera ta patrie et jamais ne te rejettera»

Et ainsi, une nuit, peu avant ses 16 ans, alors que le sommeil envahissait peu à peu sa conscience, quelque chose cliqua en elle et elle glissa dans Insomnia.

La silhouette humaine allongée par terre se releva lentement en poussant un grognement. Des brins d'herbes lui chatouillèrent les bras, et Shams en arracha un, le faisant tourner entre ses doigts, avant de regarder plus attentivement plus attentivement ses mains. Quelque chose n'allait pas, mais impossible de trouver quoi.

Ses mains.

Depuis quand ses mains étaient-elles si... pâles ? Et grandes ? Et quand avait-elle coupé ses ongles aussi court ?

Son regard remonta le long de ses bras, d'un beau rose beige au lieu de leur habituelle couleur bronze, et s'arrêta sur ses vêtements. Et là, elle sut définitivement que ça ne tournait pas rond.

Tout d’abord, les filles n'étaient pas censées porter des chemises ouvertes dévoilant presque entièrement leur ventre et poitrine (ni les garçons, d'ailleurs). Et de plus, les filles n'étaient définitivement PAS censées avoir des pectoraux à la place de leur poitrine.
Elle porta les mains à son visage, et sentit quelque chose de rêche lorsque ses doigts passèrent sur ses joues.

Elle n'aimait décidément pas la tournure que prenaient les évènements, mais quelque chose en elle la calma. Elle ignorait pourquoi, mais une partie d'elle savait qu'il s'agissait d'un rêve. Assise dans l'herbe, elle observa avec attention les alentours et repéra rapidement plusieurs choses confirmant qu'elle n'était définitivement pas éveillé : entre autres, les gigantesques avions en papier visibles dans le ciel, ou le fait qu'elle aperçoive des gens au loin en train d'escalader un arc-en-ciel.

Reportant son attention sur sa personne, elle acheva de découvrir son apparence. Elle faisait facilement quinze centimètre de plus que d'habitude, et parvint à tirer une mèche de ses cheveux dans son champ de vision pour découvrir qu'elle était blonde. Ses vêtements se composaient de deux bottes hautes lacées arrivant au dessus de son genou, d'un pantalon brun beigasse rentré dans lesdites bottes auquel était attaché des sortes de plaques métalliques, protégeant apparemment ses cuisses, d'une chemise révélant une grande partie de son torse, heureusement complétée d'une veste rouge attachée par tout un tas de sangles en cuir. Une pièce d'armure protégeait son épaule gauche, et un fourreau vide pendait à sa ceinture. Pour finir, un objet multicolore, ressemblant bizarrement à ces choses qu'on utilise pour porter un plat chaud sans se brûler, était accroché à l'emplacement de son cœur.
Même pour un homme, c'était un accoutrement fort étrange. Mais elle préférait ne pas trop penser à son changement de sexe soudain.

Ayant fini de s'observer, elle décida de bouger et d'explorer un peu les environs. Quel rêve étrange, tout de même ! Elle ne se rappelait pas en avoir déjà eu un si net, et encore moins dans lequel elle était consciente de rêver.
Les gens qu'elle avait aperçus plus tôt avaient disparu, et elle erra pendant quelque temps avant d'apercevoir un village au loin. Elle s’apprêtait à dévaler la pente herbeuse y menant, quand une sensation étrange la fit se figer. On l'observait.
Se retournant, elle contempla la personne qui se trouvait derrière elle (depuis quand ?)

- Um... Bonjour ?