C'est le voyage d'une pomme.
Une pomme bien rouge, bien dodue. Une pomme à la Blanche-neige, qui vivait tranquillement sa vie de fruit parmi les autres pommes de l'étal bariolé de couleurs. Puis, le triste et modeste exemple de futur compote n'eut d'autre choix que celui de quitter pour toujours ses compagnons.

Pour mieux atterrir entre les mains de Caffeine.

Le jeune homme à la peau sombre fit glisser la pomme entre ses doigts couleur café au lait, jonglant avec comme s'il eut s'agit d'une balle en mousse. Et entre esquives pour éviter les marchands déplaçant leurs bric-à-brac, et diversions orchestrées par les milles et une odeurs de l'endroit, le jeune homme sifflotait avec une apparente bonne humeur. Il n'y avait actuellement pas grand chose capable de lui saper le moral, et pas une seule ombre noire ne s'était accrochée au tableau. Aucune ombre noire, sauf peut-être la petite tâche sombre qui trainait dans un coin depuis son arrivée à Insomnia. Il était en retard.

L'identité du « Il » en question n'était bien sur pas spécialement des plus compliquées à deviner. Il aurait fallu être un crétin de la dernière averse pour ne pas piger qui Caffeine pouvait attendre avec autant d'impatience - si si, ça ne se voyait pas sur sa tronche, mais à l'intérieur, il était tellement empressé que d'ici quelque minutes de ce régime, on pourrait presque le voir taper du pied jusqu'à en creuser un trou en direction la Chine Méridionale. Tout ce joyeux remue-méninge littéraire uniquement pour expliquer les déambulations hasardeuses du bonhomme au beau milieu de ce marché grouillant de vie. Il fallait s'occuper après tout. Et puis, si ses pérégrinations pouvaient lui permettre de repérer plus rapidement la personne qu'il cherchait, c'était assez bonnard aussi, dans le genre. Mieux que de rester assis le popotin sur un muret à attendre. Ici, Caffeine n'avait pas la patience de son homologue du monde réel.

La pomme se baladait toujours entre ses doigts lorsque, soudain, il avisa au loin une chevelure aussi rouge que cette dernière. Cette fois, pas de doute, c'était la bonne. Des crinières pareilles, il n'y en avait pas deux identiques, même dans le monde des rêves. Et même s'il y en avait pléthore, il saurait distinguer la bonne. Avec une hâte qu'il s'efforça de mesurer, voire de dissimuler, il s'en approcha, slalomant dans la foule avec légèreté sans jamais perdre son objectif des yeux, jusqu'à l'atteindre enfin, dans son dos. Jekyll étant plus grand que lui de plusieurs bons centimètres, le métissé sauta sur une caisse toute proche et se pencha jusqu'à l'oreille du plus âgé, la bouche en cœur.

- J'attends des explications pour ce retard inexcusable.

Entre deux sourires, il en profita pour porter le fruit à ses lèvres et mordre dedans, sans briser sa posture pour autant.

C’était le voyage d’une fleur.
Une rose, pour être plus précis, aux pétales écarlates et au parfum renversant, fraîche et attirante, habillée d’épines faussement menaçantes, taquines.
Une rose parmi tant d’autres. Ou presque. Parce que cette rose-là, c’était celle que Jekyll venait de choisir. Elle était donc devenue offrande et messagère, porteuse de grands sentiments, et bordel, peu importait que ça fasse mièvre, c’était comme ça et puis c’est tout !

Qu’on se le dise, pour Jekyll, il était en fait relativement difficile de refouler l’attirance qu’il éprouvait pour Caffeine. Son âme-sœur s’était manifestée quelques jours à peine après son arrivée à Insomnia il y a de ça presque dix ans. Ils ne s’étaient dès lors quasiment pas lâchés d’une semelle, et les années n’avaient en rien altéré le lien qui les unissait, bien au contraire. Alors vous voyez, offrir une jolie rose était un acte romantique qu’il pouvait bien se permettre après tout !
Et présentement, ce cadeau pouvait même faire office d’excuse quant à son retard…! Une fois n’était pas coutume, la vie réelle avait réclamé les services de son homologue jusqu’à une heure relativement tardive, et faute d’avoir loupé le premier train en partance pour le pays des rêves, Casey avait dû tourner encore une bonne heure sous la couette en rouspétant.
Oui, certes, aller chercher une fleur à travers le marché du village une fois endormi n’avait fait que rajouter encore à l’attente de son compagnon. Jekyll s’apprêtait donc à partir en quête de ce-dernier…

…au moment où un souffle contre son oreille fit s’envoler cette préoccupation. Caffeine avait décidemment le chic pour le trouver où qu’il soit.
Les lèvres de l’homme à la chevelure flamboyante s’étirèrent en un sourire, et tranquillement, il se retourna pour faire face au jeune homme métissé debout sur une caisse.

« J’ai toujours une bonne explication pour mes retards…ou un excellent moyen de me les faire pardonner. » minauda-t-il en tendant la rose à son vis-à-vis.

Et à l’instant où l’autre s’en saisit, Jekyll enroula un bras autour des jambes de son cher et tendre pour le déloger de son perchoir, et s’empara de la pomme de l’autre main pour croquer dedans à son tour.

« Hm ! Délicieuse cette pomme. » commenta-t-il comme si de rien n’était alors qu’il gardait prisonnier contre lui un Caffeine revenu à hauteur habituelle.

Et en moins de temps qu'il ne lui en fallut pour le réaliser, Caffeine avait retrouvé le plancher des vaches. Déjà. Il n'avait eu que le temps de se saisir sans un mot du présent de son vis-à-vis avant de se sentir décoller légèrement, emprisonné par les bras de ce dernier. Il réussit à contenir - avec difficulté cependant - une exclamation offusquée de surprise tandis que Jekyll se permettait ce geste, mais son sourire en coin retrouva bien vite sa place, alors que son propriétaire abandonna la pomme aux mains de l'impardonnable voleur.

- Je t'ai connu plus inventif. Nargua-t-il tout en se dégageant de la poigne pourtant tant attendu du plus âgé. Il était comme ça, Caffeine. Bien trop facétieux pour accorder les choses au premier essai. Bien trop malicieux pour se laisser attraper si facilement. Et trop joueur pour simplement s'arrêter là. Sans compter qu'il appréciait faire tourner les gens en bourrique, et Jekyll était évidement sa victime favorite - en toute affection, cela va sans dire.

D'un geste, il fit tourner la rose entre ses doigts, faisant fi des quelques épines pas bien menaçantes avant d'en respirer l'odeur un peu trop entêtante. Dans la réalité, une fleur seule n'aura pu avoir un parfum aussi fort. Mais ici, c'était Insomnia, le monde où les rêves constituait l'univers. Rien d'anormal en ce cas. Il adressa un clin d'œil espiègle à son âme-sœur et reprit, s'éloignant de quelques pas sans jamais lui tourner le dos.

- Je doute que ça suffise à te faire pardonner. Il fit la moue, faussement pensif, faisant mine de réfléchir puis... Hmmm, et si nous faisions un petit jeu ? Si tu gagne, je te pardonne, ça marche ?

Index devant la bouche, souriant, il ne lui laissa même pas le loisir de répondre et sauta comme un félin sur de nouvelles caisses plus éloignée, prenant rapidement de la hauteur jusqu'à terminer perché sur le rebord d'un toit. Son homologue réel n'était ni très sportif, ni endurant. Ici, la tendance était inversée, sans compter qu'il compensait sa faible force par une agilité appréciable. Se retournant pour jeter un coup d'œil à Jekyll, en bas, il effeuilla une des pétales de la rose, la laissa tomber sans y prêter plus d'attention, et disparu de sa vue non sans lancer une dernière remarque joviale juste avant.

- Attention, le jeu a un temps limité !

Jekyll relâcha légèrement sa prise et laissa Caffeine s’extirper de son emprise à contrecœur mais sans se départir de son contentement de l’avoir enfin rejoint – et sans non plus abandonner la pomme qu’il avait toujours dans l’autre main. D’un croc sonore, puis d’un deuxième, et ainsi de suite, il déshabillait lentement cette dernière de son habit rouge, laissant apercevoir la chair du fruit juteux, à la fois sucré mais aussi agréablement acidulé.
Sourcils relevés, l’homme à la chevelure écarlate ne lâchait cependant pas son âme-sœur du regard. Car il sentait la chose arriver. A force de tout ce temps passé ensemble, il pouvait dire sans mentir qu’il commençait à bien connaître le métisse. Aussi, l’attitude de ce dernier laissait clairement à prévoir qu’il avait une petite idée derrière la tête.

Finalement, c’est un immense sourire amusé qui vint se joncher sur son visage, lorsque son vis-à-vis recula lentement. Un jeu, hein ? Typique de Caffeine tout ça. Caffeine qui adorait en faire voir de toutes les couleurs à Jekyll… Et Jekyll qui fonçait à chaque fois tête baissée dans le manège de son aimé.
Aujourd’hui ne dérogea ainsi pas à la règle. Avançant tranquillement au fur et à mesure que le jeune homme grimpait sur les caisses pour se retrouver perché sur un toit, il attendait le top départ, qu’il considéra être le pétale tombant au sol.

Laissant échapper un petit rire, Jekyll s’élança à la poursuite de son cher et tendre à peine celui-ci eut-il disparu de sa vue. Escalant par le même chemin que Caffeine – avec un peu plus de difficulté peut-être… - il finit par arriver sur le toit, et lâcha, à l’attention du joueur malicieux :

« Et si jamais je perds ? »

Le jeu. S'il y avait bien une chose qui revêtait son lot d'importance, c'était bien ça.

Caffeine est joueur, Caffeine n'aime pas perdre - vraiment pas -, Caffeine ne laisse jamais de coté une occasion de s'amuser, de parier, de faire tourner en bourrique, de fuir, de glisser, de s'échapper, d'atteindre son but, de gagner. Le jeu, pour lui, c'est sérieux.

A l'extérieur, c'est différent. A l'extérieur, il n'a pas vraiment cet instinct, cette tendance à l'amusement. A l'extérieur, il reste certes mauvais perdant et possède la même passion à atteindre ses objectifs, mais le jeu est futilité. Ici, c'est différent. Ici, il ne sait faire que ça. Et c'est bien là la raison qui l'a poussé à provoquer ce petit duel entre Jekyll et lui. Et puis, quel intérêt à obtenir tout de suite ce que l'on désire, sans difficulté aucune ? Plus ardu à attraper est la chose que l'on souhaite avoir, plus on apprécie d'avoir réussi. Et oui, Caffeine allait jusqu'à penser à tout ça pour Jekyll. Qu'il était attentionné tout de même. Non ?

- Parce que tu envisage la défaite ? Ça me déçois.

Sourire goguenard et ton moqueur de mise. Si le jeune homme à la peau basanée n'a pas une seule fois évoqué la possibilité de défaite de son homologue, c'est bien par jeu et taquinerie là encore. Car au fond, lui-même refuse d'envisager qu'il puisse laisser la victoire à son ainé.

Si Jekyll perdait, il n'avait pas une seule fois réfléchi au prix. De toute façon, aujourd'hui, Caffeine n'était pas d'humeur à jouer pour atteindre une récompense. Ses motivations ne trouvaient pas d'autre source que son caractère espiègle, simplement.